L'incroyable histoire du développement de Hellfire, l'extension de Diablo

JudgeHype | 12/12/2018 à 22h13 - 15

Hellfire, l'extension de Diablo, est synonyme d'un douloureux échec chez Blizzard. Le développement, semée d'embûches et de non-dits, est un véritable roman à lui seul. Retour sur un parcours étonnant et un jeu mal aimé, même si de l'aveu même des développeurs de Blizzard North, tout n'était pas à jeter, loin de là.


Pour quelques dollars de plus

Nous sommes en 1997 et Blizzard vient de sortir Diablo. Le succès est colossal. Le service multijoueur offert gratuitement, Battle.net, fait un véritable carton et après Warcraft II, tout semble sourire à la société. Il est vrai qu'on est dans ce qu'on appelle l'âge d'or du jeu vidéo, une décennie dans laquelle sont nées d'innombrables franchises qui traverseront les années avec une facilité déconcertante. Pour Blizzard, il s'agira de Warcraft, Diablo et StarCraft.

Du côté de Blizzard North, bien qu'on continue de mettre à jour Diablo, les responsables ont décidé de directement se mettre au travail sur une suite, sans passer par la case extension. Pour sa maison-mère, CUC International, c'est une ineptie. Abandonner le premier épisode est comme s'en aller en laissant une liasse de billets sur une table. Qu'à cela ne tienne, il suffit de demander à n'importe quelle boîte du groupe de travailler sur des niveaux supplémentaires, d'écrire une petite histoire et hop, les millions de dollars s'écouleront après seulement quelques semaines de travail.

Cela tombe bien puisque Synergistic Software vient tout juste de terminer, sous la houlette de Sierra, Birthright : The Gorgon's Alliance, une sorte de jeu hybride à la fois RTS et RPG. Les gars de CUC demandent alors à Synergistic s'il est possible de proposer un addon de Diablo en seulement six semaines, ce à quoi le Bob Clardy, co-fondateur de Synergistic, répond positivement.

Pour ce dernier, il n'est pas question de faire les choses n'importe comment. Il respecte l'univers créé par Blizzard. Cependant, dans la pratique, c'est Sierra qui obtient le contrat. C'est alors Scott Lynch qui prend la tête du projet. Récemment propulsé à la tête de la boîte, l'homme n'est pas un imbécile mais manque cruellement d'expérience dans le développement de logiciels. Il se tient dès lors assez éloigné de l'extension, posant peu de questions et évite même de se déplacer pour les réunions.


Et si on faisait tout ça dans le dos de Blizzard ?

Si vous êtes déjà étonné de ce qui se passe, attendez de connaître la suite. À l'époque, le responsable de Blizzard South, Allen Adham, était en vacances. C'est alors que CUC décide d'accélérer le processus afin de trouver le développeur, et accessoirement faire le jeu, avant qu'Allen revienne de vacances... Car il ne veut pas entendre parler d'une extension à Diablo, tout comme Blizzard North.

Lorsque les deux Blizzard apprennent la situation, les entités parlent de concert et ne veulent pas entendre parler d'une extension, d'autant plus si elle est développée par une tierce partie. On comprend aisément la fureur qui a dû s'emparer de certaines personnes, voyant ainsi leur franchise offerte sur l'autel du sacro-saint billet vert.

Il faut dire que Blizzard n'a pas une bonne expérience au sujet des jeux développés en externe. Pour Warcraft II: Beyond the Dark Portal, Blizzard avait fait appel à Cyberlore, laissant ainsi le temps aux devs de travailler sur StarCraft. Mais le résultat était loin de satisfaire les attentes, Blizzard a donc annulé le contrat et repris le jeu à son compte, avant de le terminer elle-même. Pour les devs, le plus important est donc de tout faire en interne afin de maintenir les mêmes standards de qualité d'un titre à l'autre.

Hélas, CUC ne veut rien entendre. Blizzard a pieds et poings liés et Synergistic s'occupera bien du développement de Hellfire, nom donné à l'extension de Diablo. Blizzard fait donc contre mauvaise fortune bon coeur. Si Hellfire doit voir le jour, il faut que ce soit sous sa supervision. La production sera suivie de près et Blizzard se garde le droit de validation final du projet. Les développeurs offrent donc les outils à Synergistic qui commence à travailler sur Hellfire.


Les bonnes idées de Synergistic

Chez Blizzard, tout le monde n'a pas les idées aussi noires. C'est le cas d'Erich Schaefer par exemple, qui est content de voir débarquer plus de contenu pour un titre qu'il adore. Blizzard South demande néanmoins à Matt Housegholder, producteur qui avait acheté Condor à l'époque, de gérer le cas Hellfire. Il intervient ainsi afin de vérifier, et d'approuver ou non, toutes les idées proposées par Synergistic Software et Sierra Online.

Matt et Max Schaefer se rendent donc chez Synergistic pour parler de Diablo... et de Diablo II. Le développement de ce dernier a déjà débuté et il comporte de nouvelles fonctionnalités qui ne doivent surtout pas se retrouver dans Hellfire. En d'autres mots, certaines quêtes, sorts ou thèmes abordés doivent exclusivement l'être dans Diablo II, pas dans un addon du premier Diablo. C'est le cas de la classe du Barbare, qui sera une exclusivité de Diablo II.

Blizzard autorise ainsi la création d'une nouvelle classe, de deux environnements pour créer huit niveaux de donjons, de nouvelles musiques ainsi que de nouveaux objets et sortilèges. Le développement, prévu pour durer six semaines, est allongé à quatre mois. Blizzard file un gros coup de pouce à Synergistic en abordant plusieurs améliorations de la qualité de vie en jeu, mais qui n'ont jamais pu être déployé par manque de temps. Blizzard coache également les devs et artistes sur la création d'un personnage, sur les tuiles des niveaux ou encore en partageant du contenu inutilisé.

Blizzard lâche ainsi un peu de lest, mais insiste sur le fait que Hellfire ne doit, en aucun cas, comporter d'élément multijoueur. Ce sera du pur solo. Le multijoueur nécessiterait en effet de rééquilibrer l'intégralité du jeu, sous peine de voir les joueurs déçus par la plate-forme Battle.net. Puisque Blizzard n'a pas le temps d'y travailler et que Synergistic n'a jamais travaillé sur un jeu multijoueur, il faut exclure cette fonctionnalité du développement. Pour Donald Tsang, designer chez Synergistic, c'est une ineptie. Passionné par Diablo et ayant passé des dizaines d'heures sur Battle.net, il ne veut pas que son produit se limite au solo. Les gens et la presse pointeraient immédiatement du doigt ce manquement, alors qu'il fait partie intégrante du succès de Diablo.

Le travail se poursuit et Synergistic échange régulièrement ses avancées avec Blizzard. Les développeurs parviennent par exemple à ce que les personnages puissent courir en ville, ce qui étonne Blizzard North qui n'avait jamais réussi à faire cela sans devoir produire de nouvelles animations pour les personnages. D'autres petites améliorations voient le jour, comme le fait d'être soigné par Pepin The Healer sans passer par un sous-menu. Un nouveau sortilège, Search, permet de mettre en évidence les objets tombés au sol, facilitant la récupération des anneaux. Un autre, Warp, envoie le joueur vers les escaliers du prochain niveau si tant est qu'il les a découvert une première fois.

Bref, tout se passe assez bien pendant un moment, Blizzard appréciant ces améliorations. Il en va de même avec la classe choisie, le Moine. Les nouveaux niveaux, The Hive et The Crypt, n'interfèrent en aucun cas avec l'histoire originale et viennent s'insérer à mi-chemin du leveling. The Hive propose un environnement assez décalé, alors que The Crypt est nettement plus dans le style Diablo. Le boss final, Na-Krul, dispose aussi d'une mécanique de jeu originale. Le joueur peut en effet l'affaiblir en ouvrant les trois livres situés non loin de lui dans un certain ordre.

Synergistic va même jusqu'à implémenter une sorte de coffre partagé, permettant aux joueurs de prendre un objet, de l'y déposer, puis de le récupérer avec un autre personnage.


Comme un couteau planté dans le dos

Synergistic termine Hellfire et envoie un CD avec tout le contenu afin que l'extension soit validée par Blizzard. La société choisit d'envoyer le CD par FedEx, plutôt que de travailler via FTP, afin d'éviter toute fuite. Chez Blizzard, rien ne presse. Le jeu sortira quand il sera prêt. C'est exceptionnel de voir cela dans l'industrie, et cela explique que le processus de validation prenne plus de temps que Synergistic ne l'attendait.

Certains éléments ne plaisent cependant pas à Blizzard North. Blizzard South se montre même encore plus difficile, refusant de voir débarquer, par exemple, une quête où une petite fille perd son ours en peluche. Synergistic promet ainsi de retirer la quête avant la commercialisation... ce qu'elle ne fera pas.

Ce délai dans le processus de validation encourage les développeurs de Synergistic à continuer de produire du contenu. Pour eux, cela permettra au jeu de recevoir un bon accueil de la part du public. Cependant, les différents ajouts ne sont pas accessibles de manière traditionnelle et nécessitent que les joueurs entrent certains mots-clés dans un fichier texte pour y accéder.

D'autres secrets sont ensuite inclus dans le jeu. C'est le cas de deux autres classes, à savoir le Bard et le Barbarian. Ces dernières n'ont pas été développées jusqu'à leur terme, ce qui explique qu'elles reprennent le look du Rogue et du Warrior. Or, ces deux classes auraient dû disparaître des fichiers du jeu. Au grand dam de Blizzard, il n'en fut rien.

Quand Blizzard s'en est aperçu, la société a immédiatement demandé leur retrait définitif. Là où ça devient étonnant, c'est qu'une classe comme le Barbare fut imaginée vers la fin du développement de Hellfire, et qu'après la demande de Blizzard, les versions Test suivantes ne comportaient plus le Barbare. Or, comme vous le savez, il est bien présent sur le CD commercialisé par Sierra. 

Du côté de Synergistic, on évoque des problèmes de communication et des erreurs dans l'envoi des CD... De nombreuses années se sont écoulées depuis ces faits et on sait aujourd'hui que Synergistic était assez énervé de l'absence de mode multijoueur. L'ajout du Barbare était donc intentionnel ^^


Un succès public, mais un arrière-goût amer pour Blizzard

Hellfire paraît en novembre 1997, avec un retard considérable sur les estimations initiales. Bien évidemment, les instructions pour débloquer les fonctionnalités cachées apparaissent bien vite sur le web. C'est notamment le cas du mode multijoueur, pourtant strictement interdit par Blizzard.

Du côté de Synergistic, on se défend en précisant que rien n'a été fait pour être compatible avec Battle.net. C'est un simple mode multi en LAN, donc aucune raison de se fâcher avec Blizzard.

Inutile de vous dire que les réunions qui suivirent furent mémorables pour ceux qui y ont assisté. Tout cela serait à mettre, en bonne partie, sur le manque de communication entre le couple Synergistic/Sierra et les deux Blizzard, South et North. Si Blizzard North travaillait de près avec Synergistic au sujet du code, de l'éditeur ou encore du côté artistique, Sierra, et en particulier Scott Lynch, devaient rendre des comptes à Blizzard sur les autres sujets. Or, cela s'est semble-t-il très peu fait en pratique, voire pas du tout. C'est ainsi que Blizzard a pris connaissance du multijoueur des classes cachées après la sortie de Hellfire.

L'extension fut le plus grand succès de Synergistic. La licence Diablo était déjà très forte et les changements étaient, pour la plupart, les bienvenus au niveau gameplay. Cependant, malgré le carton au niveau des ventes, ce projet fut le dernier pour Synergistic. D'après Donald Tsang, l'un des membres de Blizzard est venu dans les bureaux de Synergistic pour signifier que leur carrière dans le monde du jeu vidéo était terminée. 

Quelques mois plus tard, un scandale dans la maison-mère CUC ainsi que le départ de certains pontes de Sierra signèrent l'arrêt de mort de Synergistic et de plusieurs autres sociétés, mettant ainsi à la porte près de 200 employés.

Avec le recul, Matt Householder pense que la faute incombe aux deux parties. Il estime que Blizzard était un peu trop dirigiste envers Synergistic, et que le message n'était pas transmis de manière aussi sincère qu'il aurait fallu. Si les développeurs étaient passionnés par le projet, ce n'était pas le cas de Bob Clardy. Déjà présent dans l'industrie depuis longtemps, le boss de Synergistic a probablement pris Hellfire comme un projet comme un autre, à clôturer le plus rapidement possible avant de passer au suivant.

Si vous souhaitez en savoir plus à ce sujet, je vous invite à jeter un oeil à cet extrait du livre Stay Awhile and Listen : Book II - Heaven, Hell, and Secret Cow Levels, dont la sortie est programmée pour 2019.

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